Une réminiscence des années anti-Apartheid
Le récit de Jacob Zuma faisant halte à Rabat réactive une mémoire que l’histoire africaine partage entre ombre et lumière. Lorsque l’ancien chef de l’État sud-africain évoque l’entraînement de Nelson Mandela à Oujda en 1962, il rappelle que la solidarité du Royaume chérifien ne se limita pas à un appui symbolique : des ressources logistiques, un soutien militaire discret et, surtout, une reconnaissance politique furent accordés à l’ANC dans une période où l’isolement diplomatique de ce mouvement demeurait quasi total. À l’heure où l’Afrique du Sud s’impose comme puissance normative du continent et où le Maroc renforce son maillage en Afrique de l’Ouest et centrale, la convocation de ce passé apparaît comme un capital de légitimité précieuse.
Cette résurgence mémorielle n’est pas un exercice nostalgique : elle sert de matrice à une redéfinition contemporaine des rapports entre Pretoria et Rabat. En mobilisant la figure de Mandela, M. Zuma propose une grammaire émotionnelle susceptible de faire oublier les dissensions anciennes, notamment sur la question du Sahara, et d’instaurer un cadre dialectique plus consensuel. La référence au combat anti-Apartheid neutralise la charge polémique de dossiers sensibles en les insérant dans une temporalité longue, articulée autour de l’idéal panafricaniste.
Le souffle de 2017 ravivé à Rabat
La rencontre informelle de novembre 2017 entre Jacob Zuma et le Roi Mohammed VI en marge du sommet UA-UE d’Abidjan avait surpris les chancelleries. Le tête-à-tête, qualifié à l’époque d’« historique », avait permis aux deux dirigeants d’amorcer une désescalade verbale et d’envisager des « solutions pour sortir de l’impasse ». Six ans plus tard, la présence de M. Zuma, désormais chef du parti Umkhonto we Sizwe (MK), confirme que la fenêtre ouverte alors ne s’est pas refermée.
Accueilli par le ministre marocain des Affaires étrangères, Nasser Bourita, l’ancien président a insisté sur la nécessité de « relancer un nouveau chapitre des relations bilatérales ». Les propos publics trahissent la prudence d’une diplomatie consciente des équilibres internes sud-africains. En s’affichant à Rabat, Jacob Zuma teste également la capacité de son nouveau mouvement à se différencier de l’ANC sans rompre avec une tradition de politique étrangère tournée vers la solidarité continentale. Pour Rabat, cet affichage constitue une opportunité stratégique : la diplomatie marocaine, particulièrement active depuis la réintégration du Royaume au sein de l’Union africaine en 2017, cherche des relais à Pretoria afin d’élargir le spectre de ses alliances au-delà de son aire d’influence historique.
Les enjeux d’un partenariat sud-sud renouvelé
Le document stratégique publié par le parti MK en juin dernier, intitulé « Un partenariat stratégique pour l’unité africaine, l’émancipation économique et l’intégrité territoriale : Maroc », constitue la première tentative de formalisation programmatique d’un rapprochement. L’accent mis sur la liberté de circulation des biens, la coopération sécuritaire et l’interconnexion énergétique révèle une vision convergente : l’Afrique du Sud aspire à diversifier son portefeuille géo-économique tandis que le Maroc se positionne comme hub vers l’Atlantique et passerelle vers l’Europe. Le potentiel évoqué par Jacob Zuma n’est donc pas une formule creuse ; il repose sur la complémentarité entre le tissu industriel sud-africain, la dynamique des infrastructures marocaines et la volonté partagée de réduire la dépendance vis-à-vis des partenaires extra-continentaux.
Le Champ de l’agro-industrie, l’automobile et les énergies renouvelables pourrait en particulier cristalliser des projets communs. La diplomatie climatique, pilier de la politique extérieure sud-africaine, trouve un écho dans les ambitions vertes du Royaume, illustrées par le complexe solaire de Noor Ouarzazate. L’articulation de ces priorités s’opère sur fond de rivalités régionales où la notion de leadership africain reste disputée. En s’appuyant sur un cadre sud-sud inclusif, les deux États entendent transcender les lectures clivantes et privilégier un multilatéralisme pragmatique.
Un modèle d’excellence africaine en ligne de mire
La rhétorique de « l’excellence africaine », reprise par M. Zuma à Rabat, s’aligne sur la quête d’une identité continentale moins dépendante des injonctions extérieures. Dans une conjoncture marquée par la reconfiguration des chaînes de valeur et la compétition pour l’accès aux métaux stratégiques, la construction de réseaux productifs intégrés devient un impératif. Rabat investit massivement dans les phosphates et dans la logistique portuaire, tandis que Pretoria consolide sa base minière et technologique. La convergence de ces actifs pourrait nourrir un axe panafricain capable de dialoguer d’égal à égal avec les blocs existants.
Au-delà des chiffres d’échanges encore modestes, la portée symbolique de la visite de Jacob Zuma réside dans la démonstration qu’un ancien président sud-africain, figure tutélaire d’un mouvement de libération, peut se faire l’avocat d’un rapprochement avec le Maroc. Si l’effet d’entraînement reste à confirmer, le signal envoyé aux capitales africaines et aux partenaires internationaux est clair : la diplomatie du continent n’est plus cantonnée aux alignements idéologiques hérités de la Guerre froide, mais se reconfigure autour de calculs d’influence où l’histoire sert de levier et non d’entrave.
Perspectives et responsabilités partagées
La prochaine étape, selon plusieurs conseillers marocains consultés de manière officieuse, pourrait être l’ouverture d’un forum économique bilatéral assorti d’un mécanisme de suivi gouvernemental. Pretoria, quant à elle, devra concilier ce pivot avec ses engagements multilatéraux et la pluralité des sensibilités au sein de son opinion publique. Les milieux d’affaires sud-africains observent déjà la montée en puissance d’opérateurs marocains dans le secteur bancaire et l’assurance au sud du Sahara, signe que la dynamique est enclenchée sur le plan privé.
En définitive, la visite de Jacob Zuma à Rabat n’a pas la prétention de régler d’un trait les divergences résiduelles. Elle marque plutôt la volonté de deux pôles continentaux de s’approprier la mise en œuvre de l’Agenda 2063 de l’Union africaine par la voie d’initiatives concertées. La prudence lexicale n’ôte rien à la portée stratégique du geste : faire de l’histoire partagée un socle pour une coopération tournée vers l’avenir, telle est l’ambition affichée. Reste maintenant à traduire les déclarations d’intention en projets mesurables, condition sine qua non pour que l’amitié tardive devienne, enfin, un partenariat durable.