Un « corridor du fer » au cœur d’une stratégie industrielle
Dans l’imaginaire collectif congolais, la ligne Mayoko-Pointe-Noire reste la cicatrice vivante d’une aventure ferroviaire inaugurée au temps de l’Afrique-Équatoriale française. Le protocole signé à Brazzaville entre le Chemin de fer Congo-Océan (Cfco) et Ulsan Mining Congo réinscrit ce tracé dans la cartographie contemporaine du développement. Montant annoncé : 737 millions d’euros pour remettre à niveau 285 kilomètres de voies, ponts et gares, tout en numérisant la signalisation. En toile de fond, un impératif : extraire puis acheminer jusqu’au port en eaux profondes de Pointe-Noire près de trois millions de tonnes de minerai de fer par an, gage d’une montée en gamme de l’économie nationale.
Financement turc : anatomie d’un montage hors normes
Le schéma financier décliné par Ulsan Holding illustre l’évolution des partenariats Sud-Sud. Le groupe turc assume la quasi-totalité du risque initial en capital, soutenu par un pool bancaire d’Istanbul et par l’Eximbank locale, tandis que le Cfco apporte les droits fonciers ainsi que la garantie de l’accès au réseau national. Dans une logique de partage de revenus, la compagnie publique percevra des redevances liées au tonnage transporté, un mécanisme pensé pour sécuriser la trésorerie sur trente ans. Aux dires de l’économiste Léon-Mba Goma, cette ingénierie « évite l’alourdissement de la dette souveraine tout en maintenant la main publique sur l’outil stratégique ».
Des retombées socio-économiques attendues
Le projet s’apparente à un véritable multiplicateur keynésien. À court terme, les travaux mobiliseront quelque 4 000 emplois directs et indirects, de la production de ballast au catering des chantiers. Sur le plus long terme, le désenclavement des localités du Niari ouvre la perspective d’un marché intérieur plus dense, où maraîchers et artisans profiteront d’une logistique fiable pour écouler leur production. Le directeur général du Cfco, Ignace N’Ganga, voit dans cette modernisation « l’occasion d’un retour du train de voyageurs, catalyseur de cohésion nationale ».
Enjeux géopolitiques d’une coopération Sud-Sud
Au-delà des bilans comptables, le corridor ferroviaire s’inscrit dans un jeu d’influences où se croisent Pékin, Moscou, Paris et désormais Ankara. La Turquie, déjà présente dans l’aérien congolais avec Turkish Airlines, renforce ainsi sa profondeur stratégique sur l’Atlantique. Les présidents Denis Sassou Nguesso et Recep Tayyip Erdoğan, qui avaient affiché leur convergence lors du Forum Turquie-Afrique, récitent ici un scénario gagnant-gagnant : transfert de technologie contre accès pérenne aux matières premières. Une diplomate européenne basée à Kinshasa reconnaît que « le partenariat congolo-turc s’affirme comme une alternative crédible aux offres traditionnelles ».
Pour Brazzaville, cette diversification des alliances répond à une logique d’équilibre. En renforçant les infrastructures critiques, le gouvernement sécurise ses exportations tout en consolidant son argumentaire dans les forums climatiques : plus l’acier est transformé localement, plus faible est l’empreinte carbone liée au transport maritime.
Vers une transformation locale du minerai
La pièce maîtresse du dispositif reste la fonderie annoncée à Pointe-Noire, pour un investissement supplémentaire de deux milliards de dollars. Aux abords de la Zone économique spéciale, ces hauts-fourneaux devraient produire brames et billettes destinées aux industries de la construction régionales. Le ministre des Zones économiques spéciales, Gilbert Ondongo, y voit « l’acte II de la stratégie de valorisation de nos ressources, qui substitue progressivement des chaînes de valeur intégrées aux simples cargaisons de matières brutes ».
Cette intégration verticale répond aux recommandations de la Commission économique pour l’Afrique, qui promeut une industrialisation orientée vers la substitution aux importations. Les observateurs notent cependant que la réussite dépendra de la disponibilité en énergie et du maintien d’un climat des affaires attractif.
Le défi de la durabilité et de la gouvernance
Toute infrastructure majeure interroge la gestion environnementale. Les ingénieurs d’Ulsan promettent des locomotives diesel-électriques de dernière génération, moins émettrices en particules fines, et un programme de reboisement le long des emprises. Les organisations de la société civile, elles, demandent une transparence accrue sur la compensation des populations affectées. Le ministère des Transports assure que le plan de gestion environnementale et sociale, validé par l’Agence congolaise d’évaluation environnementale, sera rendu public.
Sur le volet de la gouvernance, la digitalisation de la billetterie et du suivi du fret doit réduire les pertes financières chroniques du Cfco. Associé au renouveau du matériel roulant – vingt locomotives et plus de trois cents wagons –, ce virage numérique pourrait repositionner la compagnie au rang de hub ferroviaire pour l’hinterland d’Afrique centrale. À terme, le succès du corridor Mayoko-Pointe-Noire dépendra de la capacité des parties prenantes à conjuguer rentabilité, inclusivité et résilience.