La mue silencieuse d’un auteur
Lorsqu’un écrivain choisit de suspendre toute visibilité publique pendant six années, le geste intrigue autant qu’il interroge les ressorts d’une création littéraire soucieuse de se réinventer. Christ Kibeloh, figure montante des lettres congolaises depuis « Une vie d’enfer », a transformé ce retrait en laboratoire intime. La paternité, survenue en 2021 puis en 2022, a servi de prisme à une conscience aiguisée de la fragilité, mais aussi de la promesse que recèle chaque naissance. À distance des obligations promotionnelles, l’auteur a relu ses textes, a confronté sa fougue initiale à la lente sédimentation de l’expérience et, selon ses propres mots, a découvert « une maturité différente ». Cette temporalité longue, presque monastique, s’inscrit dans une tradition d’écrivains africains pour qui le silence n’est pas absence mais couveuse de sens, à l’instar des retraits volontaires de Sony Labou Tansi ou d’Ahmadou Kourouma. La pandémie mondiale, en interrompant les circuits habituels du livre, a paradoxalement élargi le champ de la réflexion : comment écrire un monde que l’on ne peut plus parcourir, sinon en le déchiffrant depuis l’espace domestique ? Kibeloh a trouvé dans ce questionnement l’élan d’un nouveau cycle créatif.
Entre essai et fiction, la méthode kaléidoscope
« Mon regard sur le monde » se présente comme un texte à deux vitesses : l’essai, arrimé à l’argumentation, et la nouvelle, arrimée à l’émotion. En juxtaposant ces régimes d’écriture, l’auteur revendique une poétique de la porosité ; il refuse la compartimentation qui, souvent, cloisonne le discours savant et l’expérience sensible. Le résultat est un kaléidoscope narratif où le lecteur circule librement entre analyse historique, introspection philosophique et dramaturgie quotidienne. Cette hybridité n’est pas qu’une coquetterie formelle : elle répond à la complexité sociologique d’une Afrique contemporaine traversée par des dynamiques multiples — urbanisation accélérée, mutations démographiques, montée en puissance des classes moyennes, mais aussi persistances de vulnérabilités nées de l’Histoire. En dépit de la variété des tonalités, le fil rouge reste celui d’une humanité partagée ; chaque récit de harcèlement, de quête de sens ou de résilience est conçu comme un miroir tendu aux lecteurs au-delà des frontières congolaises.
Panser l’Histoire pour penser l’avenir
Que faire des blessures de l’esclavage et de la colonisation ? Kibeloh adopte une posture critique sans céder à un récit victimaire. Il réactive le concept de mémoire agissante : reconnaître les traumatismes collectifs, non pour s’y enfermer, mais pour en extraire une pédagogie du dépassement. Sa défense du métissage, pensée comme horizon anthropologique plutôt que slogan identitaire, trouve un écho particulier dans la République du Congo, carrefour historique des échanges atlantiques et du brassage bantou. Cette vision optimiste ne se confond pas avec une ingénuité politique ; elle postule qu’un monde globalisé appelle des identités réconciliées avec leur propre polyphonie. À l’heure où certaines rhétoriques mondiales redoutent la circulation des peuples, l’auteur brazzavillois propose une théorie de l’entrelacement : l’altérité n’altère pas, elle augmente. En convoquant des figures telles que Cheikh Anta Diop ou Achille Mbembe, il inscrit sa réflexion dans une généalogie intellectuelle africaine désireuse d’articuler lucidité historique et responsabilité prospective.
De l’écrivain passeur au diplomate culturel
Dans la francophonie, l’écrivain africain occupe un espace de médiation où se tressent esthétique, politique et pédagogie. Kibeloh assume ce rôle de passeur entre les continents, soulignant qu’un roman peut devenir un trait d’union plus efficace qu’un sommet diplomatique lorsque l’émotion narrative se substitue à la langue institutionnelle. L’écrivain, explique-t-il, ne saurait être réduit au gardien des douleurs nationales ; il lui appartient aussi de célébrer les réussites sociétales, de décrire la croissance culturelle et économique dont Brazzaville est l’emblème. Cette ligne d’équilibre rejoint la volonté officielle de promouvoir l’image d’un Congo-Brazzaville stable et ouvert, attaché à la circulation des idées comme aux chantiers structurels. Le dialogue interculturel, dans cette perspective, devient une extension culturelle de la diplomatie proactive menée par le pays sur la scène internationale. À ceux qui s’inquiètent d’une dilution identitaire, Kibeloh répond par la pluralité de ses thèmes : l’amour, la trahison, l’exil, mais aussi la convivialité urbaine et l’invention artistique qui jalonnent la société congolaise contemporaine.
Ouenzé, laboratoire mémoriel d’un roman attendu
Le prochain ouvrage de l’auteur, « Les souvenirs de Ouenzé », prolongera cette ambition universaliste en plongeant dans la guerre civile de 1997, événement encore sensible dans la mémoire nationale. Loin de tout sensationnalisme, il s’agira d’explorer le quotidien d’un quartier populaire de Brazzaville aux heures les plus sombres, de restituer le contraste entre l’énergie juvénile des jeux d’enfants et la violence politique environnante. Le choix de Ouenzé n’est pas anodin : c’est à la fois un microcosme de la capitale et un foyer historique de la créativité musicale, sportive et associative. En retraçant les trajectoires de personnages confrontés au déracinement ou à l’exil, Kibeloh questionne la possibilité du pardon, notion cardinale dans les processus de réconciliation post-conflit. À travers cette cartographie affective, il entend rendre hommage à la résilience congolaise, valeur que les autorités du pays ne cessent de promouvoir pour consolider un vivre-ensemble respectueux des diversités régionales et ethniques. Ce roman, déjà très attendu dans les cercles littéraires, confirmera sans doute la place de Christ Kibeloh parmi les auteurs capables de transformer une expérience individuelle en archipel d’enseignements universels.